Pour citer ce billet : « Commentaire sur « Revenir à l’histoire », conférence de Michel Foucault », par Edouard L’Hérisson, publié sur Transmission, savoirs, savoir-faire et valeurs sociales le 26 novembre 2020.

Référence du texte : Foucault, Michel, « Revenir à l’histoire », conférence du 9 octobre 1970, université de Keiō (Japon). Texte revu par M. Foucault et publié sous le titre « Rekishi e no kaiki 歴史への回帰 » dans le deuxième numéro de Paideia le 1^er février 1972, p. 45-60 ; puis en 1994 dans le tome 2 des Dits et écrits, 1970-1975. Paris : Gallimard, p. 268-281. Texte disponible en ligne : http://1libertaire.free.fr/MFoucault175.html

Ce texte est tiré d’une conférence effectuée par Michel Foucault le 9 octobre 1970 à l’université de Keiō. Elle a pour thème central les rapports entre l’anthropologie et l’histoire, plus particulièrement entre le structuralisme et l’histoire. À cette époque, Foucault vient d’être élu au Collège de France et a publié L’Archéologie du savoir en 1969. Il est donc dans sa période d’analyse épistémologique des discours entamée en 1966 par Les Mots et les choses, et dans ce que l’historien Paul Veyne nomme une « fièvre structuraliste et linguistique » (Veyne 1978, p. 385).

Il affirme tout d’abord que le structuralisme est profondément lié à l’histoire, puisqu’il se fixe pour but, à l’origine, de « faire une histoire plus rigoureuse et plus systématique ». Il avance alors que la méthode structurale en ethnologie naît avec The Mind of Primitive Man de Franz Boas (1911), en réaction à l’évolutionnisme d’Edward Tylor sous-tendu par le « modèle biologique » de Darwin. Il identifie en effet chez Boas l’attention pour une structure des sociétés désignant le « jeu intérieur » des relations internes qui définissent une société dans sa spécificité, donc une volonté de faire ressortir ce qui n’apparaît pas à en premier lieu à l’observation, démarche qui recoupe la conception de l’« archéologie » déployée par Foucault dans ses récents travaux.

À travers les exemples de la phonétique de Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï et de l’écriture de Roland Barthes, Foucault montre que l’approche structurale permet de dépasser le niveau individuel, le niveau du cas d’étude, pour entrer dans la mise au jour d’un niveau plus profond, celui de la « structure », du « système », on aurait envie d’ajouter, déjà, du « dispositif », dont il faudrait faire une histoire spécifique. On retrouve donc ici le postulat fait dans Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir quant à la disparition du modèle scientifique mimétique (l’approche biologique de Tylor) et l’émergence de structures invisibles dictant les limites des champs d’apparition des pratiques (l’approche structurale de Boas). En creux, l’homme disparaît également dans le structuralisme qui découle du processus de passage du modèle biologique (associé à Auguste Comte) au modèle économique (associé à Karl Marx), puis au modèle philologique (associé à Sigmund Freud) (cf. Commentaire sur Les mots et les choses et L’Archéologie du savoir).

Malgré cette nature profondément historique, Foucault affirme que les détracteurs du structuralisme le qualifient d’antihistorique. Il identifie deux inspirations à ces critiques. La première, phénoménologique ou existentielle, accuse le structuralisme de privilégier le synchronique et le logique, sur le temporel et le causal, tout en niant en creux la liberté individuelle. Encore une fois, la mort de l’homme n’est pas loin. La seconde, marxiste – à l’exception de Louis Althusser –, avance que les mouvements révolutionnaires moteurs de l’histoire ne doivent rien au mouvement structuraliste. On devine derrière ces accusations faites au structuralisme, les mêmes objections faites à Michel Foucault à la suite de son analyse des discours qui prend le contrepied de l’existentialisme, de la phénoménologie et du marxisme.

Il rappelle en outre la portée politique et idéologique de l’histoire qui, jusqu’au xx^e siècle, servait à la bourgeoisie à montrer que son avènement était le résultat d’un processus logique et séculaire. L’histoire était ainsi un discours dont le but était de « rendre vivante la totalité du passé national », position idéologique dont doit se départir l’histoire contemporaine qui n’est plus celle du temps et du passé, mais celle du changement et de l’événement. On retrouve donc à nouveau ici l’analyse déployée dans Les Mots et les choses. Souvenons-nous qu’il y identifie une dérive des sciences humaines d’une forme dense en modèles vivants à une forme dense en modèles langagiers, qui est en fait d’un double glissement de la fonction à la norme, du conflit à la règle, de la signification au système ; et par conséquent, de la continuité à la discontinuité (cf. Commentaire sur Les mots et les choses et L’Archéologie du savoir).

Foucault évoque ensuite l’analyse des mythes de Dumézil qui s’attache, selon lui, à établir un système de différences hiérarchisées, et non plus uniquement un inventaire des ressemblances, passage, encore, du mimétisme à la diversité. Il s’intéresse ainsi aux transformations des mythes et aux conditions de ces transformations, ce qui permet de relier les mythes aux mutations des sociétés. Foucault affirme ainsi qu’une « analyse est structurale quand elle étudie un système transformable et les conditions dans lesquelles ses transformations s’effectuent ». Il place donc à nouveau le structuralisme du côté de l’analyse des changements, position qui se retrouve en parallèle, d’après lui, dans l’histoire sérielle qui étudie les événements à partir d’un corpus particulier dont la circoncision en amont définit l’objet, et non l’inverse. Tout comme l’analyse structurale, l’histoire sérielle s’attache alors à établir des relations à partir des documents, à dessiner en quelque sorte une structure derrière les archives. Au cœur de ces relations émergent en effet encore, et c’est l’essentiel, un ensemble d’événements « invisibles, imperceptibles », cette « couche cachée d’événements diffus, atmosphériques, polycéphales qui, finalement, déterminent, et profondément, l’histoire du monde ».

Comme le remarque Florence Hulak, Foucault, sensible aux travaux de Fernand Braudel, Ernest Labrousse, Pierre et Huguette Chaunu, montre qu’aussi bien son archéologie que l’histoire sérielle s’affranchissent du modèle herméneutique supposant l’étude des documents comme des témoignages sur la réalité du passé, et ce au profit d’une mise en relation des documents dont sortirait un sens jusqu’alors invisible. Ainsi émergeraient différentes couches d’événements en fonction des séries effectuées, rompant dès lors avec les idées de « continuité temporelle et de totalité culturelle ». Le rôle du chercheur est donc d’articuler cette polyphonie documentaire afin d’en tirer des événements que les contemporains ne peuvent apercevoir (Hulak 2013). Derrière ces affirmations, Foucault sous-entend donc que la « vérité » construite par l’historien dépend entièrement de son choix de sources : si les documents retenus sont différents, les événements émergeants le seront aussi, et donc la description du réel également. Plus qu’une vérité factuelle, il s’agit donc bien d’un « régime de vérité » spécifique que construit l’historien par son traitement des archives.

L’ensemble de ces exemples permet en outre à Foucault de réaffirmer la nature discontinue de l’histoire. Elle est en effet pour lui un enchevêtrement de discontinuités superposées et de temporalités différentes qu’il nomme temps « vibratoire » (cycles courts), temps « séculaire » (cycles moyens), et temps des « inerties » (cycles longs). À chacune de ces temporalités correspond par ailleurs un type d’événement particulier, découpage sans doute inspiré par la triple typologie temporelle de Braudel. Là encore, la nature discontinue repose entièrement sur la conception foucaldienne des sources, qui reflètent finalement le caractère mouvant et complexe des faits. Structuralisme et histoire, qui abandonnent tous deux une vision biologique et évolutionniste, et s’attachent à décrire respectivement les transformations se produisant à partir de structures invisibles, et les événements sous-tendus par des temporalités différentes, permettent donc selon Foucault de briser le vieux mythe de la continuité et de penser la dynamique des sociétés en s’attachant à des structures, des systèmes et des dispositifs à première vue imperceptibles, mais apparaissant grâce à une attention accrue aux relations synchroniques, aux diversités et aux mutations. La métaphore de l’archéologue qui déterre littéralement des éléments enfouis semble encore tout à propos. Foucault affirmera ainsi qu’une continuité synchronique est gagnée au prix d’une discontinuité diachronique.

Ce que fait donc Michel Foucault dans cette communication, c’est de rapprocher l’analyse structurale de la « nouvelle histoire » des Annales, et d’inscrire son propre cadre théorique dans cette généalogie. Le philosophe est ainsi dans l’affirmation inconditionnelle de la dimension structurale de son travail, dont, selon Patrice Maniglier, il ne sortit d’ailleurs jamais (Maniglier, Potte-Bonneville 2019). Ce moment correspond pourtant aussi à ce que certains lisent comme le début d’un éloignement de la perspective structurale, position marquée par L’Archéologie du savoir, et un glissement progressif de la notion d’« archéologie » vers celle de « généalogie » (Revel 2015 p. 83). L’idée communément admise selon laquelle Foucault a une vision monolithique de l’histoire comme un simple récit de la continuité (ibid.) doit cependant être nuancée à la lumière de ces mots puisque, ce qu’il dénonce de la sorte est bien l’histoire « dans sa forme classique », et non cette histoire « nouvelle ». Il est donc tout à fait conscient de la dynamique interne à l’historiographie et au rapprochement de celle-ci avec l’anthropologie, la linguistique et les études littéraires. S’agissant de l’historiographie au sens strict, il est en outre important de noter que ce moment foucaldien, qui coïncide avec l’apogée du structuralisme, ouvre sur un tournant majeur qui voit un retour des facteurs individuels et événementiels dans un cadre influencé par le marxisme, à la suite d’Edward Thompson, par le biais de la micro-histoire en Italie, de l’histoire du quotidien en Allemagne, et de l’histoire de la pensée populaire au Japon, courants influencés notamment par la sociologie. Ce moment apparaît donc, au sein même des sciences humaines et sociales, comme une rupture à l’origine d’une nouvelle dynamique des savoirs à laquelle l’œuvre de Foucault participe activement, voire la provoque au moins en partie, aux côtés de facteurs internes à la discipline, mais aussi d’un contexte social particulier (voir à ce propos Revel 2006).

Références citées :

Boas, Franz, The Mind of Primitive Man. New York : McMillan, 1911.

Hulak, Florence, « Miche Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? », Tracés, n° 13, 2013, p. 103-120

Maniglier, Patrice ; Potte-Bonneville, Mathieu, « Foucault au xxi^e siècle », conférence effectuée à la Maison franco-japonaise, Tōkyō, 21 mai 2018.

Revel, Jacques, « Micro-analyse et construction du social » dans Un parcours critique. Douze exercices d’histoire sociale, Paris : Galaade Editions, 2006, p. 56-84.

Revel, Jacques, « Michel Foucault, histoire et discontinuité » dans Braunstein et al. (dir.), Foucault(s). Paris : Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 83-90.

Thompson, Edward P., La formation de la classe ouvrière anglaise. Paris : Seuil, 1988.

Tylor, Edward B., Researches into the Early History of Mankind and the Development of Civilization. Londres : J Murray, 1865.

Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil, 1978.